Black swan : L'Ego altéré
On attendait beaucoup (de) Black Swan, c'est peu de le dire. A mettre au crédit de cette impatience, une bande-annonce inspirée, sur le fil du sublime et de la terreur, qui promettait un grand film à sensations fortes ; le simple nom de Darren Aronofsky en tête d'affiche, cinéaste coup-de-poing (Requiem for a dream donnait tout son sens au terme de ''choc'' cinématographique), revenu en force dernièrement avec un The Wrestler en état de grâce critique ; et surtout un buzz énorme, entre une pluie d'Oscars annoncée et une moisson d'avis ultra-élogieux. Peut-être aussi une obsession plus personnelle, répondant à un motif secret : la certitude que ce ballet de fantasmes freudiens allait clore en beauté, dans une noire apothéose, cette belle galerie de fous et de labyrinthes mentaux que 2010 nous avait déjà offerte : Shutter Island, Kaboom, Bad Lieutenant, Oncle Boonmee, Eyes of war, Inception...
Toujours se méfier, cependant,
des films qui se proclament fiers d'eux. En 2009 et par la bouche de
Brad Pitt, Tarantino refermait son Inglourious Basterds sur
cette déclaration goguenarde et sûre d'elle : « ça pourrait
bien être mon chef-d'uvre ». Or, tout brillant soit-il,
Inglourious... était surtout un exercice de petit malin, où
le cinéaste pop se contentait de nous resservir ses ingrédients
habituels, pas vraiment à la hauteur de ses meilleurs coups d'éclat.
Le final de Black swan est du
même tonneau les derniers mots prononcés par les personnages, à
l'issue du spectacle-climaxe que prépare le métrage entier, sont
« It was perfect »... et le générique de s'ouvrir sur
les applaudissements déchaînés d'un public de fiction. Sans
vouloir être trop sévère avec le film d'Aronofsky, qui se range
indéniablement dans la catégorie des (grandes) réussites, cette autosatisfaction ne peut pas être le fruit du hasard, ni celui
d'une interprétation fallacieuse : elle est partout à l'écran. Et
comment ne pourrait-elle pas exister, comment lui en vouloir? Après
tout, le réalisateur a bien fait son boulot, et plus encore : la
preuve, au terme d'un dénouement étourdissant et d'une puissance
peu commune, le spectateur est complètement KO. Sans doute arrivé
au sommet de ses capacités, Darren Aronofsky fait preuve ici d'un
savoir-faire inattaquable ; mais on a aussi le droit de se demander
où mène une telle démonstration. Black Swan est un coup de
force, on ne le lui enlèvera pas ; mais il faudrait aussi se
demander, et c'est plus problématique, si les coups de force font
les grands films.
le réalisateur Darren Aronofsky
Black Swan conte l'histoire de Nina (Nathalie Portman, THE performance), jeune ballerine du New York City Ballet qui prépare comme une dingue le rôle principal du Lac des Cygnes, ayant appris que son metteur en scène, Thomas (Vince Cassel au top), entend remplacer sa danseuse fétiche et vieillissante (Winona Ryder, revenue d'entre les morts) par un peu de sang neuf. Le problème de Nina, outre des troubles psychologiques galopants, reste son excès de maîtrise et de candeur, idéal pour jouer le Cygne blanc, mais qui la rend incapable ''d'incarner'' le Cygne noir, son pendant plus sombre et charnel. L'exact contraire de Lily (Mila Kunis), nouvelle venue à la sensualité provocante, avec qui Nina engage une compétition acharnée en même temps qu'une amitié ambiguë. Alors que Thomas la choisit finalement pour la tête d'affiche du ballet, Nina va devoir se dépasser et céder à ses pulsions secrètes, pour le meilleur et pour le pire... Très bon point de départ pour captivant scénar, à la fois exploration d'une psyché dérangée et thriller à rebondissements dans un univers méconnu, celui de la danse classique. Dans le traitement du suspense comme dans celui de la folie psychotique, tout est d'ailleurs impeccablement huilé, tout à l'image est soigneusement à sa place pour faire sens, chaque détail renvoie à l'ensemble pour un résultat d'une lisibilité limpide. La sonorité des prénoms, en reflet comme le ying et le yang (''Ni-na'', son alter ego ''Li-ly''...), annonce déjà les vertiges d'un dédoublement. Aronofsky est aussi parfaitement à son aise dans le jeu des couleurs et du noir/blanc (les exemples abondent), ou dans sa capacité à tirer une réelle beauté plastique de plans a priori disgracieux (les séquences à caméra portée collées aux basques de Nina, en salle de répétition ou dans le métro). Dans sa maîtrise toute-puissante de la réalisation et de ses thématiques, Aronofsky intègre harmonieusement à son récit ses innombrables références : DePalma (et, par extension, Hitchcock) pour la folie visuelle, les plans-séquences, les troubles du double et la mère à l'amour dévorant (toute droit sortie de Carrie, et interprétée par une Barbara Hershey aussi rassurante que discrètement flippante) ; Polanski pour la plongée dans la schizophrénie et Cronenberg pour la mutation monstrueuse des corps ; et même les maîtres de l'expressionnisme allemand, type Murnau, dont il emprunte la dialectique noir/blanc et la poésie à contre-temps lors d'un prologue inattendu... Mais la citation, si elle enrichit logiquement le matériau de base, a aussi son revers. En d'autres termes, Aronofsky intègre ses références, mais les transcende-t-il? Ce n'est pas vraiment rendre service à Black Swan que de le comparer, disons, au Roman Polanski des grands jours celui des années 60-70, hein, pas de The Ghost-writer, soyons bien d'accord. Le film renvoie évidemment à Repulsion et au Locataire, sans doute ses deux chefs-d'uvre les plus obsédants, mais a cru bon de lui rajouter quelques kilos... ce qui ne lui sied pas complètement au teint. Chez Polanski, les personnages schizophrènes se miraient régulièrement dans un miroir jusqu'à ne plus se (re)connaître, dans un trouble subtil du dédoublement. Black Swan a retenu la leçon, peut-être un peu trop : quand le cinéaste franco-polonais disséminait trois ou quatre surfaces vitrées dans son décor, Darren Aronofsky en dispose, quant à lui, une bonne cinquantaine.
Question d'époque peut-être, l'an 2000 étant aussi l'ère de l'explicite, du gore et du sexe décomplexés ; question de sensibilité sûrement, Aronofsky étant l'inverse de Polanski : le second privilégiait le réalisme et la suggestion (et c'est paradoxalement, mais pas tant que ça, par ce biais qu'il devenait ''efficace''), le premier leur préfère l'excès et la grandiloquence. Puisqu'on est chez Tchaïkovski, et plus largement dans la musique classique, on dira que les partitions polanskiennes font plutôt entendre une mélodie sourde, insidieuse, faussement douce, parfois traversée de violents coups de cymbales (c'est exactement le processus musical à l'uvre au début de Repulsion, vaguement jazzy avant la première hallucination de Carol-Deneuve ; c'était le surgissement du fantasmagorique au cur du banal qui clouait au fauteuil). Aronofsky adopte l'orchestre symphonique et la grosse caisse comme unique régime de jeu, ce qui est respectable, mais a aussi ses inconvénients : tous ses effets sont plus prévisibles les uns que les autres. Des multiples sursauts du style « bouh, fais-moi peur, je suis derrière toi », constamment annoncés par de vagues ânonnements sonores, jusqu'aux métaphores un brin lourdingues qui jalonnent le récit (les fêlures du corps reflétant les fêlures mentales, ici illustrés par des effets gore assez répétitifs), les détails qui ne soient pas surlignés au burin se font de plus en plus difficiles à trouver. Au-delà de la thématique schizophrène, c'est finalement l'histoire d'une éducation psychique (et sexuelle) que nous raconte le film, à travers l'image du ''cygne blanc'' frigide qui doit se convertir à la noirceur exacerbée de ses mauvais penchants. C'eût pu être une belle piste, et ça l'est partiellement, mais fléchée jusqu'à la grossièreté, soit par les personnages (Thomas répétant jusqu'à plus soif « I only see the White Swan » ou « Lose yourself »), soit par leurs accessoires (les vêtements de Nina passent de l'immaculé au gris clair sous l'influence de son double maléfique, tout le monde porte du noir autour d'elle, etc etc), soit par les situations le must étant la collection de nounours roses, que Nina conserve dans sa chambre comme un mausolée, avant de les balancer aux ordures et d'aller sniffer de la coke en boîte de nuit, parce que non, ce n'est plus une « sweet girl » (but not yet a woman). Le tape-à-l'il n'exclut pas le talent, mais on se demandera quand même pourquoi le réalisateur a eu besoin de scènes sulfureuses de masturbation ou de sexe lesbien pour nous faire comprendre l'émancipation de son personnage : l'excès de moyens ne masquerait-il pas, au contraire, un certain manque de moyens quant à l'illustration d'un propos? Si Aronofsky vise à nouveau le chef-d'uvre à l'avenir, comme il le fait visiblement ici, il ferait bien d'y penser.
On
repèrera les mêmes ''problèmes'' dans le traitement du son, ou
encore de la musique ; toujours splendide par ailleurs (variations
autour des thèmes de Tchaïkovski signées Clint Mansell,
compositeur attitré de Darren Aronofsky, déjà responsable des
extraordinaires montées de violons de Requiem for a
dream), elle vient toujours
appuyer la scène
qu'elle accompagne, en rajouter une nouvelle couche. On ne voudrait
pas être relou, mais il suffit pour s'en convaincre d'un seul
souvenir, celui du Locataire,
sa partition glaçante et entêtante signée Philippe Sarde, la
manière dont celle-ci épousait merveilleusement les images de
Polanski, sans trop en faire... Brève parenthèse sur l'utilisation
de la musique classique au cinéma, puisqu'elle est d'actualité
cf Le Discours d'un roi,
autre événement ciné du mois de février, qui s'achève sur du
Beethoven. Un rapprochement (certes pas terrible) s'impose entre Des
hommes et des dieux et Black
Swan, puisque les deux films,
acclamés à travers le monde, se terminent sur la même musique de
Tchaïkovski. Indéniablement, leurs dénouements respectifs peuvent
être qualifiés de très grands morceaux de cinéma, portés qu'ils
sont par les notes enchanteresses du maître russe : celles-ci
viennent gonfler l'image, donner sens à une séquence au-delà de sa
situation. Mais dans quelle mesure les cinéastes Beauvois et
Aronofsky servent et
se servent-ils de la
musique classique? Y a-t-il un intérêt profond à utiliser
du Mozart, du Beethov, du Tchaïkovski, si ce n'est que pour servir
les intérêts dramatiques (et émotionnels) d'une scène, sans
réactualiser leur musique et lui donner un relief enrichi? C'est un
peu la question que soulève Le Discours d'un roi justement,
lançant la Septième Symphonie de Beethoven pour son final en
grande pompe ; le climaxe fonctionne, on en ressort tout chose, mais
qu'est-ce que Tom Hooper a apporté à Beethoven, sinon le
loisir d'être réexhumé, quelques minutes seulement, pour filer le
frisson à son spectateur? Merci Beethov', et à la prochaine. A
l'inverse, dans le meilleur des cas (c'est-à-dire chez les grands
auteurs), on a Coppola, on a Kubrick, on a même à la rigueur Gaspar Noé avec Irréversible
(qui n'est certainement pas un grand auteur, mais reste un cinéaste
coup-de-poing plutôt habile), chacun jetant une lumière neuve sur
les classiques qu'ils emploient. Xavier Beauvois est entre les deux,
ni tout à fait un maître ni vraiment un opportuniste. La musique du
Lac des Cygnes faisait
accéder les moines de Tihibirine à une double transcendance, tout
autant mystique qu'artistique, les transfigurant à la fois en pures
icônes (des martyrs christiques) et en pures émotions (des
''images-affections'' parfaites, comme dirait Deleuze). Bref, la
scène était puissante, intelligente, magnifique, elle ne se
contentait pas de ''récupérer'' Tchaïkovski mais elle résolvait,
à travers lui, tout le grand dilemme du film : des hommes et
des dieux.
Le
cas d'Aronofsky est différent, mais tout aussi
défendable, puisque Le Lac des Cygnes est le sujet
même de son film. C'est d'abord un enjeu dramatique : Nina
obtiendra-t-elle le premier rôle du ballet? Comment trouvera-t-elle
en elle la force suffisante pour être à la hauteur de
Tchaïkovski? Mais Black Swan va plus loin, il est mieux que
cela : c'est aussi une relecture (donc une réactualisation) du mythe
mis en musique par le compositeur russe, qui lui donne une résonance
toute contemporaine. Par le thème du double d'abord, certes
barbouillé au stylo dans tous les recoins de l'image, mais qui
trouve une expression inédite dans ce rapprochement étrange opéré
par le film : un pont établi entre la légende musicale et
intemporelle (le cygne blanc trahi par le cygne noir), la galerie des
poncifs freudiens (éveil contrarié à la sexualité, figure
masculine vampirique, mère castratrice) et la métaphore du monde de
spectacle (et les troubles illusion/réalité qui lui sont
habituellement associés). C'est là-dedans que va se jouer le plus
bel enjeu du film, perçant sous les hectolitres de folie
grand-guignolesque : tout simplement celui de l'Art, et ce qu'il
implique d'exigence, de sacrifice... jusqu'à l'autodestruction. Ce
n'est pas une thématique très neuve, elle est même un peu naïve,
vieillotte, mais elle trouve un écho très fort dans une Histoire
qui traverse les siècles et les générations les noms de Van
Gogh, Baudelaire, Nerval, Mozart viennent naturellement à
l'esprit... Les coups bas et la rivalité qui animent les danseuses
font partie des obstacles à surmonter : c'est le côté ''les envers
des coulisses'' du film, plutôt bien vu (les interprètes du Prince
et du Cygne Blanc, incarnations de l'amour absolu, ne peuvent pas se
piffer une fois le rideau tombé), savoureusement relayé par un
Vincent Cassel énorme, idéal en manager mufle et pervers. Black
swan serait donc une fable sombre et moderne sur l'engagement,
l'investissement qu'on est prêt à offrir pour servir son idéal de
perfection. Un sous-texte qui rejoint immédiatement
l'investissement, bien réel cette fois, de l'actrice principale sur
le rôle de Nina, où l'entraînement physique le dispute au travail
dramatique dans un masochisme ahurissant. Malgré la tendance de
Portman à surjouer la candeur (et son transfert brutal vers la
''naughty girl''), force est d'avouer qu'on ne l'avait jamais
vue comme ça, incarnant tour à tour une détresse poignante, celle
de l'enfant douce et perdue, et une névrose profonde aux contours
terrifiants. Nul doute que Nathalie Portman a trouvé là le rôle de
sa vie, sa performance dépassant de très loin la question du
professionnalisme, pour aller titiller quelques territoires mentaux
inexplorés et propres à la comédienne.
On l'aura compris, tout le
long-métrage pointe vers un accomplissement, celui de son actrice,
de son personnage, du spectacle qui les transcendera et les
engloutira toutes deux. Aronofsky est un cinéaste de la descente aux
Enfers, il l'a suffisamment prouvé avec Requiem for a dream
(c'aurait pu être le titre de
son nouveau film, d'ailleurs). Le dénouement de Black Swan
est, de fait, aussi éprouvant et inoubliable que celui de son film
de drogué(s). Avant cela, il aura fallu se farcir une bonne heure et
demie de carnaval horrifique, pas désagréable mais un peu
longuette. Mise en bouche inégale, certes, mais on ne saurait être
trop dur avec le film : au milieu des cymbales, on retiendra quelques
images mentales authentiquement angoissantes, passant comme par
hasard par des détails tout simples (un rouge à lèvres pas à sa
place, un portrait dessiné aux yeux baladeurs, une statue sombre et
indéchiffrable plantée au milieu d'un hall luxueux). Autre
proposition réussie, les scènes de danse, assez inédites,
qu'Aronofsky suit en caméra portée ou en caméra subjective : elles
font sentir à merveille ce don du corps qu'elles constituent, la
grâce qui les habite, la performance physique (non exempte de
trouille) qu'elles représentent. Les vingt dernières minutes
résoudront tout cela en gerbes visuelles éblouissantes (le plan
séquence où Nina se transforme littéralement en cygne noir,
LA séquence du film), en un sommet d'émotion cinématographique qui
vaut à lui seul tous les louanges. C'est que l'ampleur du spectacle,
la puissance d'un récit non avare en coups de théâtre, se marient
alors à une tragédie humaine proprement bouleversante, celle de
Nina. Tragédie qu'Aronofsky traduit par de grandes intuitions de
mise en scène ; telles ces larmes sincères que verse Nina devant
l'étendue de son gâchis, et qui viennent effacer la poudre de son
visage fardé ; tel ce dernier miroir qui, à la fois comme
matière et comme reflet, lui sera fatal ; tel ce
champ-contrechamp final, magnifique et plein de sens, avec la figure
maternelle. Pour tout cela, Black Swan n'est peut-être pas un
chef-d'uvre (pas celui qu'on clame partout en tout cas), mais
restera, et ce n'est pas rien, l'un des temps forts indéniables de
cette année ciné.