Bright Star/ Agora : Fine aiguille et gros sabots

Publié le par fredastair

Abbie Cornish. Laurie Sparham      Rachel Weisz. Mars Distribution

Bright star, de Jane Campion (2009), avec Abbie Cornish, Ben Whishaw, Paul Schneider, Kerry Fox, Edie Martin, Thomas Sangster...

Agora
, de Alejandro Amenabar (2009), avec Rachel Weisz, Max Minghella, Oscar Isaac, Ashraf Barhom, Rupert Evans, Michael Lonsdale...


 Adonnons-nous trois secondes au petit jeu des comparaisons sans fondement (c'est amusant, ça repose, ça fait d'une pierre deux coups) et traitons en parallèle de deux films qui, fondamentalement, n'ont rien à voir l'un avec l'autre : à ma gauche la délicate symphonie poético-sensorielle de Jane Campion : Bright Star, à ma droite, le péplum ambitieux et copernicien d'Amenabar : Agora. Rien à voir, donc, si ce ne sont des points communs indirects (mais pas tant que ça) : deux cinéastes confirmés, deux poulains cannois un peu boudés l'année dernière (Bright Star était en compétition, Agora non), deux films en costumes... Mais surtout, et c'est le lien le plus intime qu'on puisse leur trouver, deux portraits de femmes prises, en quelque sorte, dans la tourmente de leur époque, étouffées par ses tabous et ses obstacles, nées au mauvais endroit et au mauvais moment.


Agora : plaies de la plèbe


Mars Distribution


   Une tourmente, dans Agora? C'est le moins qu'on puisse dire : le film nous le hurle dans les oreilles pendant près de deux heures. Alexandrie, province de l'Empire romain, 391 après Jésus-Christ. La brillante philosophe Hypathie (que les scénaristes ont relooké pour l'occasion en astronome géniale et en avance sur son temps) s'escrime à conserver et à enseigner la science dans son temple de la sagesse, tandis que dehors, derrière les portes, la révolte gronde : la religion chrétienne s'est emparée du peuple comme un virus, et des milliers de miséreux, barbus et écumants, sont sur le point de prendre d'assaut la bibliothèque (le temple de la sagesse susnommé) pour l'écraser d'un coup de sandale et faire valoir leur pensée unique. Grand par le budget et par les ambitions, l'Agora d'Amenabar entend mêler réflexion philosophique, historique et politique sous l'emballage du gros péplum spectaculaire, et, point de vue scénario, il y parvient plutôt habilement. Le film fait coexister concepts abstraits (voire abscons) et récit purement romanesque (les deux soupirants d'Hypathie : l'esclave-traître et le préfet lâche, qui la mènent tous les deux à sa perte) sans se soucier une seconde de masquer ses ficelles grossières. Car le cinéaste espagnol, qu'on a connu plus subtil (Ouvre les yeux, Mar Adentro), ne fait pas dans la dentelle : lâchant ici ou là une empoignade chaotique pleine de sang et de fureur, ouvrant grand les vannes des larmes ou de la musique (tonitruantes toutes les deux : les chœurs antiques qui s'égosillent parce que, oui, c'est tragique), nous présentant des théories physico-astronomiques comme le ferait un conférencier, tournant en langue anglaise comme un blockbuster hollywoodien (oui oui, tout le monde parlait anglais à Alexandrie au IVe siècle)... Efficacité et ampleur, tels semblent être ses maîtres mots ; et si l'édifice Agora, un peu boursouflé, semble parfois s'écrouler sur lui-même, il offre pourtant un tableau assez convaincant du fanatisme religieux à l'œuvre. Les personnages-types, croqués avec le regard perçant du caricaturiste, se déclinent en une série de figures qui renferme à elle seule toutes les excroissances les plus monstrueuses de la théocratie : faux prophète fourbe et manipulateur, évêque sanguinaire avide de lapidation, intercesseurs corrompus, populasse barbare et imbécile, pauvres types frustrés perdus dans la tourmente et ne sachant plus à quel saint se vouer (c'est ici Davus, le jeune esclave transi d'amour).

   Côté mise en images, c'est tout aussi inégal : quand Amenabar s'en tient au cahier des charges du péplum (bastons musclées, appartés dans les temples en marbre), il s'en acquitte très honnêtement, quoique sans génie ; mais lorsqu'il tend au sublime ou au métaphysique, on est ballotté de l'agréablement bizarre (les plans sur la Terre ou sur les étoiles, trous noirs abstraits et pauses dans le récit) au franchement moche (la destruction de la bibliothèque et ses hideux papyrus virtuels qui volent partout), le cinéaste allant chercher une quelconque ampleur derrière un barda d'effets numériques hors de propos. Cependant, rien ne saurait vraiment entamer l'intérêt étrange qu'on porte à ce projet somme toute audacieux (voire carrément casse-gueule), soutenu avec foi par ses auteurs et porté avec dignité par la formidable Rachel Weisz, épatante Hypathie dont l'interprétation, quant à elle, est loin d'être inégale.


Oscar Isaac. Mars Distribution     Max Minghella et Rachel Weisz. Mars Distribution


Bright Star : cristal et chrysalides


Pathé Distribution


   Une tourmente, dans Bright Star? S'il en est une, elle est intérieure. En étant bien moins démonstratif qu'Agora, qui exhibe les concepts les plus pointus à grand renfort de grosse caisse, la fine étoffe de Jane Campion obéit à une démarche bien plus intellectuelle (ou du moins dans un meilleur sens), perçant la surface des choses, comme l'aiguille de la brodeuse Fanny, pour aller creuser en profondeur et dénicher des trésors. Les premières secondes de Bright Star, peut-être les plus simples et les plus belles que le film aura à nous offrir, en sont , dans tous les sens du terme, une illustration : Campion filme un tissu manié par des doigts de fée, rien de plus ; mais cette image, qui n'est que surface, acquiert pourtant immédiatement une charge poétique, émouvante et tremblante, cernée qu'elle est par une caméra précise et amoureuse, par un regard de cinéaste sensible, par un écrin visuel tout en nuances. Le film aura du mal à perpétuer un tel exploit sur la durée, puisqu'il y a bien une histoire à raconter, conventionnelle qui plus est : les amours impossibles et tragiques entre une fille de bonne famille et un écrivain romantique sans le sou, John Keats, dans l'Angleterre corsetée du XIXe siècle. Impossibles et tragiques car Keats est trop pauvre pour se marier et que la jeune Fanny Brawe a devant elle un avenir tout tracé par son époque et par ses conventions... On pourrait rester froid face à la destinée du poète et de la coquette, on en est tentés parfois, rebutés par des schémas trop connus et un décorum glacial en apparence. Mais Jane Campion sait y faire en la matière (oui, La leçon de piano, oui), très loin de la lourdeur des violons ou du poids poussiéreux de la reconstitution en costumes, et fait vibrer sa romance d'un éclat chaleureux et intime lors d'instants très jolis volés à la pudeur : la tasse de thé renversée qui scelle la première rencontre, le repas de Noël à la lueur du foyer, le premier baiser lors d'une promenade dans les bois, vrai jeu de cache-cache qui se termine par un innocent jeu d'enfant (1,2,3, Soleil ! mais les mots brisent tout...). La réalisatrice, c'est vrai, est aidée par un superbe duo d'acteurs (Abbie Cornish, nouvelle Nicole Kidman qui éblouit par sa beauté discrète et par son jeu tout en finesse ; Ben Whishaw, qui confirme tout son talent et soutient le défi Keats avec charme et élégance), sans oublier Paul Shneider, le troisième larron, poète raté et jaloux, pathétique et grossier, parfait contrepoint à cette avalanche d'amooour.


Ben Whishaw et Abbie Cornish. Laurie Sparham


   Surtout, surtout, la cinéaste n'a de cesse de nimber ce récit classique dans un cocon de tendresse, de grâce et de pure beauté plastique qui nous fait oublier bien vite les inévitables longueurs inhérentes à ces grandes histoires victoriennes à la Jane Austen, vues et revues, lues et relues (je vole ici, en toute impunité et en toute amitié, une expression d'un voisin blogueur, Chris666, qui a qualifié le film d' « agréablement ennuyeux dans ses langueurs », à juste titre). Tendresse, grâce, beauté plastique lorsque le film s'abandonne à de purs élans romantiques, suivant le vol fragile d'un papillon ou s'abandonnant dans un jardin gorgé de couleurs enivrantes, sautillant dans les herbes avec une adorable gamine aux joues rosées, posant sa caméra entre les rideaux d'une fenêtre où, rêveuse, une jeune femme lit une lettre d'amour, à l'unisson des deux amants qui collent leurs oreilles au mur pour percevoir le souffle de l'autre (sans être ridicule un seul instant), faisant résonner avec douceur, comme une voix qui susurre, les mots les plus éculés de la passion (sans être mièvre une seule seconde). Oui, des clichés sans doute, mais pris à bras-le-corps et transcendés par la superbe mise en images de Campion ; peu d'émotions peut-être, mais une douceur toute féminine, hors du temps, qui nous revigore et nous transporte, à des encablures de cette vulgarité toute contemporaine et trop souvent rencontrée – une douceur qui imprègne, qu'on n'oublie pas facilement et que l'on quitte à regret, dans le désespoir glacé du deuil et de la neige.


Ben Whishaw. Laurie Sparham


Abbie Cornish. Laurie Sparham




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D
Bonjour, autant j'ai aimé Jane Campion dans le passé autant là, je n'ai pas été émue par Bright Star ( et je le regrette). En revanche, Agora, peplum féministe donne à Rachel Weisz un très beau rôle. La fin est très émouvante. Bonne fin d'après-midi.
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