Tokyo ! : nouvelle capitale de la douleur

Publié le par fredastair

Haut et Court 

Tokyo! , collectif de Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho (2008)

Assez atypique, Tokyo! est ce genre de projet qui détonne au milieu de la programmation habituelle des cinés et qui, mine de rien, promet beaucoup. Soit un ensemble de trois moyens-métrages réalisés par des boss (Gondry, Carax et Joon-ho Bong, rien que ça), avec pour point commun d'offrir une vision personnelle de la capitale japonaise. L'argument a des allures de Paris je t'aime bis, objet sorti il y a quelques années déjà, ayant laissé aux cinéphiles un goût un peu sucré mais agréable. Rien à voir cependant avec ce Tokyo!, entreprise nettement plus radicale, dans son fond surtout ; rien à voir non plus avec une jolie carte postale filmée.


Les trois moyens-métrages sont très différents les uns des autres, que ce soit dans leur sujet, dans leur style, dans leurs enjeux de sens... mais, par bonheur, ils se rejoignent sur de nombreux points, et parviennent à former un ensemble sensé, cohérent... et qui a de la gueule. Tout d'abord, et c'est loin d'être négligeable, ce sont tous les trois des réussites. Les trois parties jouent la carte du conte moderne, bourrées d'idées, originales chacune dans son genre, voire carrément anticonformiste (demandez aux spectateurs ce qu'ils ont pensé de Merde, le second segment : les avis risquent d'être... partagés). Du coup, malgré son côté patchwork, Tokyo! n'est pas un long-métrage vraiment inégal, ce qu'il faut saluer. Il se dégage du film un point de vue, un sentiment général qui lie les trois segments : tous offrent une vision assez négative de la vie tokyoïte, loin d'un vaste spot pour touristes. Dépression, déshumanisation, précarité, poids des institutions étouffantes et de l'urbanisation incontrôlée : voilà ce qui semble être le lot commun d'une poignée de personnages, pris comme échantillons témoins d'une population urbaine. Les seules issues ou réponses possibles à ces états d'âme que donne le film (repli sur soi et/ou anarchie) participent à ce pessimisme, ce dernier étant sans doute influencé par le fait qu'aucun des réalisateurs n'est japonais. Gondry et Carax sont français, Joon-ho Bong est sud-coréen.

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Interior Design (Michel Gondry)

Le premier moyen-métrage est aussi le plus réussi : Interior Design est réalisé par Michel Gondry le magnifique, et il ne déçoit pas. Intelligemment, le cinéaste choisit de commencer son film comme une chronique de personnages ordinaires, mineure mais attachante. Un jeune couple cherche un appartement ; elle s'appelle Hiroko, elle est paumée et mélancolique ; lui s'appelle Akira, c'est un réalisateur amateur déjanté qui se prend pour un avant-gardiste. Il est peut-être doué, il a sans doute de l'avenir ; sa fiancée n'en a aucun. L'histoire est belle et simple, la mise en scène aussi, dans un style intimiste qui était déjà la marque de fabrique de Gondry dans La Science des rêves et, plus récemment, dans Be kind rewind. Mais une telle sobriété est surtout prétexte à construire, en douceur, un subtil réseau de métaphores : le film d'Akira est l'expression apocalyptique d'une société en déliquescence, la lubie d'Akira à propos de fantômes « qui traînent entre les façades tokyoïtes » figurent les laissés-pour-compte de la capitale... Ce tissu de divers symboles explose dans un final cauchemardesque, fantasmagorique : Hiroko, celle qui « ne sert à rien », la marginale, se métamorphose en chaise (!) et trouve un sens à sa vie dans cette « utilité » dénuée de tout sens. Sur le fond comme sur la forme (Gondry, magicien virtuose, n'a jamais besoin d'effets spéciaux très élaborés pour qu'on soit bouche bée), c'est remarquable, c'est inattendu. Une bulle poétique assez enchanteresse, doublée d'une fine réflexion. Nouvel étendard des abandonnés de la société tokyoïte, revendiquant la fantaisie et le dilettantisme, Hiroko devenue chaise (!!) adresse un joli pied-de-nez aux exigences normatives et aux obsessions carriéristes du Japon, pays asiatique converti à l'ultra-capitalisme. Gondry cinéaste engagé? C'est une surprise, mais quoiqu'il en soit, c'est brillantissime.

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Merde (Leos Carax)

Le second segment est le plus radical et le plus marquant de tous : l'ahurissant Merde de Leos Carax. Le titre annonce déjà une intention de tout casser, d'exploser toute convention dans un joyeux bras d'honneur, et le film tient assez largement cette promesse. Il nous montre une créature sortie des égouts tokyoïtes, monstre répondant au doux nom de « Merde » (joué par Denis Lavant, incroyable), qui saccage les rues, bouffe des fleurs et massacre des centaines d'innocents à coups de grenades. Ses agissements anarchiques sont complètement gratuits, motivés par aucune raison, perpétrés au hasard ; avec son oeil mort et sa barbiche, Lavant est un clochard aux postures de dandy, faisant n'importe quoi, filmé n'importe comment, personnage au mauvais goût affiché. Les longs travellings sur Merde, arpentant la capitale japonaise et jetant ses mégots de cigarette dans les poussettes, risquent de mal passer auprès des réfractaires à l'humour noir... et risquent de régaler tous les autres. Mais le plaisir coupable qu'est Merde est aussi un gros point d'interrogation sur les intentions folles de Carax. Son film est hilarant, mais aussi inquiétant, prend une tournure bizarrement tragique vers la fin (Merde est arrêté et condamné à mort), se permet des vannes subversives sur le pape, les Japonais et Sarkozy, invente un langage inconnu, filme un procès interminable en split-screen... Tout semble immotivé, balancé au hasard par un esprit dingo et anticonformiste, assisté par des comédiens en roue libre (Lavant, mais aussi un Jean-François Balmer génialement bizarre en avocat de la défense). Carax termine son film dans le silence, sur une note à la fois poétique, effrayante et métaphysique (la mise à mort de Merde, scène très inconfortable pour le spectateur). Le plus marrant, c'est qu'on repense à ce chaos longtemps après la projection, et qu'on en dégage même des éléments de sens quasiment imparables : le film de Carax, qui semblait gratuit, voire débile, ressemble alors à une étrange parabole, une violente critique contre la pollution, l'urbanisation créatrice de monstres, le conformisme tyrannique. Le clochard Merde devient l'emblème d'une rébellion, mi-ange mi-démon, figure improbable et dégénérée d'un messie du XXIe siècle. Manifeste anarchique, farce troublante,        ce(tte) Merde de Leos Carax produit son petit effet, ce qui était sans doute son principal objectif.

Tokyo! se termine sur une note plus douce mais aussi (malheureusement) plus mièvre : le Shaking Tokyo de Joon-ho Bong, ou comment un agoraphobe, reclus chez lui, voit sa vie bouleversée par une belle livreuse de pizza un peu robotique. Au coup de foudre répond littéralement un tremblement de terre, qui chamboule le quotidien bien réglé du névropathe. A lui de casser ses habitudes pour aller conquérir son amour... La mise en scène est posée, esthétique, et a ses morceaux de bravoure (très belle scène en plan-séquence, où l'on découvre la maison du héros couverte par la végétation). La fable métaphorique et poétique dit beaucoup du mal-être qui ronge les tokyoïtes ; mais Joon-ho, occupé à fignoler chaque plan et à installer une ambiance cotonneuse, oublie un peu la subversion qui caractérise son oeuvre (The Host) et verse dans le romantisme exacerbé. Le rythme est indolent, et le final n'est sans doute pas aussi tranchant qu'il aurait dû être. Shaking Tokyo est indéniablement « joli », ce qui ne joue pas nécessairement en sa faveur ; car il en devient le moyen-métrage le moins intéressant du lot. Mais il ne gâche nullement l'ensemble que forme Tokyo!, dont la petite musique trouve une indéniable résonance dans nos esprits. Trois contes modernes et philosophiques, trois objets originaux qui n'en forment qu'un, une belle curiosité de cinéma.

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Shaking Tokyo (Bong Joon-ho)



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C
Ces trois moyen-métrages m'ont moi aussi beaucoup interrogée, et passionnée, pour tout dire. Pour ma part, c'est "Merde" qui est le plus intéressant, puisqu'en plus de donner une vision pour le moins négative de notre société actuelle, il offre de nombreuses réflexions : la langue, la disparition de certaines "tribus" ou sociétés, le cloisonnement, le rejet, le goût pour la normalité et la méfiance vis-à-vis de la marginalité...<br /> Enfin, un joli ensemble (idem comme toi, nettement moins satisfaite du dernier, "Shaking Tokyo").<br /> <br /> Jolie critique :)
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