Deuxième trimestre 2011 (1/3) : En haut

Publié le par fredastair

Maria de Medeiros. Collection Christophe L.

 
Capitaines d'avril (Maria de Medeiros, 1999)


       Six mois ont passé, déjà, en cette année 2011 qui impose ses premiers bilans de mi-parcours. Guère enthousiasmant, le deuxième trimestre n'aura pas contribué à la rendre beaucoup plus excitante ou inoubliable ; la faute non pas à une pénurie de bons films (ils sont là, en nombre) mais plutôt à une absence flagrante de grands chocs, de coups de tonnerre définitifs, qui aura permis au superbe Une séparation de se faufiler sans effort à son sommet. Pour que la mise au point soit complète, tâchons d'abord de corriger notre léger retard via ce bataillon de billets aptes à réhabiliter, dans leur droit critique, toutes les œuvres vues mais sacrifiées au cours des trois derniers mois de combat. L'exercice a déjà été testé au premier semestre, alors pourquoi se priver d'une recette qui marche. Pour commencer, par ordre de préférence, trois belles découvertes à classer au rayon "heureuses surprises".


Tomboy

 



          La régression des moiteurs languides  de l'adolescence à l'énergie solaire de l'enfance profite au cinéma de Céline Sciamma. Après Naissance des pieuvres, premier essai pas mauvais mais poseur jusqu'à l'ennui, la jeune réalisatrice livre avec Tomboy ce qui restera sans doute comme l'un des plus beaux films français de l'année (LE plus beau?). Laure, dix ans, emménage dans un pavillon de banlieue et laisse parler sa nature de garçon manqué pour mieux s'intégrer au groupe de gamins de l'immeuble. Cheveux courts, virilité balbutiante, elle sera donc Mickaël, et tombera lentement amoureuse de sa voisine Lisa. Sous ses dehors d'anecdote minuscule, la grande force du film est d'aborder le plus naturellement du monde une suite de questions à la fois épineuses, essentielles et très contemporaines : trouble des genres, homosexualité infantile et naissance du désir, la barque a l'air chargée. Pourtant, en prenant les détours d'une chronique douce, enlevée et drolatique (elle-même très réussie), Tomboy ne fait jamais sentir la majuscule intimidante de ses ''Grands Sujets'' et parvient à les traiter de la manière la plus frontale et la plus profonde qui soit. Le spectateur, qu'il se sente ou non concerné par ses problèmes, s'attache immédiatement à Laure et à ses dilemmes, grâce à la finesse du portrait (l'héroïne, anti-bête de foire, n'est jamais diabolisée ni enjolivée), la grande justesse des situations de fiction et le jeu absolument divin de Zoë Héran, qui révèle une maturité étonnante pour son âge. Dans un mélange rafraîchissant de naïveté et d'audace, Céline Sciamma a ainsi toute liberté pour mettre en scène des séquences ahurissantes et casse-gueules au possible (sommet : Laure qui se fabrique un ''pénis'' en pâte à modeler et le glisse dans son maillot de bain) sans gêner une seule seconde aux entournures. Preuve, au-delà des aspects potentiellement ''mineurs'' de Tomboy, d'une grande intelligence d'écriture et de mise en scène.

             Naissent peu à peu de cette historiette une sourde tension et un simili-suspense (on tremble à chaque seconde aux côtés de Laure à l'idée que son subterfuge soit révélé) qui maintiennent notre attention et évitent à Tomboy de se cantonner à une image ''rose bonbon'' de l'âge tendre, entre innocence excessive et absence totale d'enjeux. La réalisation, en mouvement permanent, sait aussi s'extirper de l'horizon ''téléfilm France 3 Limousin'' qui la menace pour établir de véritables propositions de cinéma, notamment à travers l'utilisation heureuse de l'appareil photo Canon 5D. Encore plus maîtrisé que chez Quentin Dupieux (qui s'y est essayé sur son Rubber) car ne recherchant jamais l'esthétique pour l'esthétique (c'est aussi l'avantage de Tomboy sur Naissance des pieuvres), ce dispositif technique très léger épouse parfaitement les franges d'une parenthèse enchantée et enchanteresse, partagée entre les contours cotonneux du rêve éveillé (les scènes de nature ou d'intérieur entre les deux jeunes sœurs) et le dynamisme d'une soif d'aventure (les scènes de foot ou de bagarre, splendide ballet des corps). Le plus beau moment du film, danse endiablée sur un morceau de pop aérienne, réunira même ces deux tendances dans un moment de grâce absolue, en apesanteur. Face à Zoë Héran, la craquante Malonn Lévana révèle un bagout digne d'Arletty sous ses dehors trompeurs de petite princesse sage. Mathieu Demy et Sophie Cattani (déjà repérée en mère, cette fois indigne, dans le tétanisant Je suis heureux que ma mère soit vivante) sont l'incarnation parfaite de figures paternelles très loin des clichés psychodramatiques du genre. En bref, Tomboy semble réussir quasiment tout ce qu'il entreprend. Le seul (petit) regret concernera sa durée trop courte (1h20) qui l'empêche peut-être d'accéder à un autre niveau et le contraint à un dénouement expéditif et étrangement prévisible (le bizutage cruel du ''monstre'' par les autres gamins). Pourtant, même avec un script aussi resserré, Sciamma sait parfaitement ce qu'elle veut et va au bout de ses idées, un peu à la manière des frères Dardenne, quoique dans un registre nettement moins âpre. Et parvient sans peine à surpasser nombre de ''grands films'' supposés qui s'emploient surtout à montrer leurs muscles sans rien apporter au shmilblick. C'est dire si, après cette deuxième œuvre à la fois limpide et impressionnante, on attend la suite avec impatience.


Zoé Héran. Pyramide Distribution


Mathieu Demy & Zoé Héran. Pyramide Distribution     Jeanne Disson & Zoé Héran. Pyramide Distribution    Malonn Lévana. Pyramide Distribution


La solitude des nombres premiers



          Le cinéma italien contemporain n'est peut-être plus le meilleur du monde mais figure parmi les plus passionnants. Consciente de se construire sur les cendres d'un néo-réalisme jadis triomphant mais aujourd'hui éteint, une nouvelle vague de réalisateurs tente de proposer du nouveau, reprenant aussi bien qu'explosant ses influences (et dans le film qui nous occupe, c'est la présence impériale d'Isabella Rosselini qui vient assumer cet héritage), comme une relecture radicale et baroque de sa propre conscience historique, politique et humaniste. Mouvement et inventivité y sont les maîtres mots, même si leurs films sont en quelque sorte condamnés à être inégaux. On recensera parmi cette frange des auteurs comme Luca Guadagnino (Amore), Paolo Sorrentino (Il divo) ou encore Marco Bellochio (le sublime Vincere), cinéastes de l'excès dont les essais, parfois hasardeux, témoignent tout de même d'une rage et d'une vitalité revigorantes. Il conviendra désormais d'ajouter Saviero Constanzo qui présente ici une adaptation audacieuse d'un best-seller générationnel et adulé, La solitude des nombres premiers, dont il malmène sans complexes les codes et la structure linéaire. Une infirme et un surdoué à demi autiste, tous les deux victimes d'un traumatisme infantile, forment une paire d'exclus de la société et tentent lentement de s'apprivoiser l'un l'autre. Constanzo choisit de mélanger les époques et d'éparpiller les récits, dans un chassé-croisé à la Inarritu qu'on aurait passé au shaker. Les lecteurs du roman feront plus d'une objection, mais côté cinéma on est servi : au-delà de l'effet d'épate, le film crée surtout un effet de suspense (quelle tragédie les personnages ont-ils vécue?) qui donne à cette histoire déprimante l'intensité qui aurait pu lui manquer.

          Œuvre à l'esthétique très affirmée, La solitude... fait ouvertement référence au giallo et au cinéma d'Argento : couleurs saturées, musique atmosphérique, intermèdes au bord de l'horreur... Contre toute attente, ces partis-pris terroristes dépassent largement l'exercice de petit malin et s'avèrent très pertinents pour traiter du malaise adolescent, son thème central. Monstruosité des corps en mutation et des êtres sans pitié (scarification, accidents de ski, humiliations collectives), angoisse et dépression, fantasmes morbides et fantasmes sexuels : autant d'éléments d'une grande vérité, qui trouvent ainsi un parfait écrin et participent à la représentation fidèle (et jamais idéalisée) de l'âge ingrat, celui où l'homme-enfant se ''fait des films'' dans son coin et échoue à s'intégrer au monde. Le long-métrage bénéficie de surcroît d'un pic d'intensité absolument phénoménal en son milieu, entrecroisant les drames et les temporalités dans une transe frénétique, sur le rythme d'une musique techno et d'un montage d'orfèvre qui accusent d'une grande maîtrise technique. L'édifice du film aura d'ailleurs un peu de mal à se relever de ce morceau de bravoure, et c'est son léger problème, l'éternel problème de ce cinéma-là : son flagrant déséquilibre. Début déroutant, milieu en apothéose, retombées d'intensité du dénouement, le jeu de montagnes russes nous empêche de ''rentrer'' tout à fait dans l'histoire de ces personnages opaques, de nous identifier à eux, d'accéder à toute l'émotion requise. Luca Marinelli, paupières lourdes et regard noir, visage de vampire (on pense parfois au film danois Morse), parvient tout de même à faire passer quelque chose de cette ''solitude'' d'un être condamné à rester trop unique – le titre est vraiment magnifique. Malgré ces réserves, La Solitudine dei numeri primi s'affirme comme l'un des films les plus intéressants du moment, expérience à la fois sensorielle et intellectuelle extrêmement stimulante et quasiment aboutie. Quand on voit le genre de fade soupe consensuelle qu'on nous sert habituellement (en particulier dans le cinéma français), cette audace-là est tout sauf négligeable.


 Le Pacte


Le Pacte    Le Pacte    Le Pacte
 


La dernière piste



             Si on prend le terme de ''western'' dans son sens le plus littéral – soit, grosso modo, un film ''qui se passe sur les terres de l'Ouest'' à l'époque de la conquête coloniale –, alors La dernière piste est effectivement un pur western. Même l'histoire qu'il conte est véridique : au milieu du XIXe siècle, une poignée de prospecteurs se perd dans les étendues arides de l'Oregon en pensant prendre un ''raccourci'', celui de Stephen Meek, guide vraisemblablement aussi doué et honnête que les ''coureurs des bois'' de l'Or du Québec (oui, la BD des Tuniques Bleues). La fatigue, le manque de ressources et d'eau, la menace indienne achèvent d'éclater la solidarité déjà fragile du groupe. C'est dire si ce Meek's cutoff, s'il semble d'abord revendiquer son allégeance au genre classique (tous les ingrédients y sont : les grands espaces, les caravanes, les pétoires, les Indiens), s'en écarte très rapidement au profit d'une épopée minimaliste et sans gloire. Presque un ''anti-western'' dans sa forme et dans son esprit, le long-métrage de la réalisatrice Kelly Reichardt, l'une des dernières grandes représentantes du cinéma indépendant américain actuel (le vrai, pas celui de Jason Reitman), semble reprendre à l'envers le schéma des fresques triomphalistes d'un John Ford, en le mettant à nu et le dépouillant de son faste, pour le présenter sous sa facette de médiocrité et d'échec. Les personnages ne savent pas quoi faire, où aller, aveuglés par leur méconnaissance des lieux et par leurs propres préjugés racistes (la capture de l'Indien). De surcroît, histoire d'appuyer sa différence envers un genre très ''masculin'', La dernière piste fait la part belle aux femmes, en particulier à l'étonnante Michelle Williams (qui n'en finit pas de monter en puissance depuis Le secret de Brokeback Mountain), laquelle reprend les rênes de l'aventure devant l'incapacité des hommes, lâches (l'éternel rôle de Paul Dano), stupides (beau contre-emploi de Bruce Greenwood dans le rôle de Meek) ou désengagés (Will Patton en mari démissionnaire).

            Donc, une réécriture ironique (le titre original, Meek's cutoff) et auteurisante du ''Go to West''? Pourquoi pas, mais si tel était le dessein de Kelly Reichardt (ce qui reste à prouver), il n'en serait pas moins lourdaud. Encore une fois, cet enjeu un peu facile s'efface rapidement au profit d'un autre, à la fois moins théorique et encore plus abstrait : une simple quête (de l')Absurde, une avancée vers nulle part, soit, ni plus ni moins, une métaphore de la vie. Ainsi La dernière piste, tout en demeurant solidement ancré dans son contexte historique, sait s'en extraire dans une série d'images indéfinissables, en suspension, et atteindre sinon à l'universel, du moins à la métaphysique. A la manière de Gerry, autre odyssée hiératique tournée dans les mêmes lieux, que certains plans du film sembleraient presque citer. Pourtant, moins poseur et moins agaçant que l'exercice de style de Van Sant, le film de Reichardt s'avère aussi plus fascinant, malgré quelques inévitables plages d'ennui. Les enjeux, d'abord énormes (plus ou moins conquérir le monde), se rétrécissent progressivement au profit d'un récit de survie sans afféteries, travaillé par une indicible angoisse et un non-sens persistant. Proposition d'autant plus intéressante qu'elle vient après celles de Peter Weir (The Way Back) et de Jerzy Skolimowski (Essential killing), sur une même base de fiction mais dans des registres totalement opposés. Le moindre geste, le plus quotidien ou le plus codé qui soit (préparer un dîner, recharger un fusil, transporter une roulotte) est rendu à sa lenteur, magnifié par une caméra à la fois précise et virtuose, une lumière à la fois réaliste et esthétique – plusieurs plans larges, entièrement dévolus à la contemplation d'une rêche et majestueuse Nature, rappellent le Terrence Malick des années 70. Musique et mise en scène, très soignées, se mettent au diapason d'une vision de cinéma suffocante qui provoque le rejet autant qu'elle captive, presque malgré nous. L'expérience est peu aimable, sera sans doute peu aimée et peu suivie (c'est le genre de film qui restera plutôt confidentiel), mais suffit à faire de Meek's cutoff un objet d'une belle singularité et d'une singulière beauté, que l'on a envie de défendre contre vents et marées.



           



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J
On est d'accord :)
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F
Je vois ce que tu veux dire. Il y a effectivement un côté "ado" dans le film, presque à égalité avec la peinture de l'enfance. Laure semble en effet assez mature pour son âge, mais elle y est aussi obligée par les questions qu'elle se pose, pourrait-on répondre, qui sont effectivement des questions très "adultes". Je trouve que c'est un parti-pris intéressant de transposer ces questionnements dans l'univers de l'enfance, avec un mélange de naïveté, d'innocence et de maturité. Et puis, comme tu dis, on grandis de plus en plus tôt...<br /> Après, ce n'est pas uniquement ce qui m'a frappé dans le film, mais aussi sa mise en scène, son utilisation de la caméra, sa grâce, sa vérité parfois (pour le coup, le portrait de la petite soeur est très "juste"), le bol d'air frais qu'il représente.<br /> <br /> Je sais que sur La solitude des nombres premiers, au moins, nous sommes à peu près sur la même longueur d'onde ;-)
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J
Je dois être la seule à ne pas avoir aimé Tomboy, qui a beaucoup de qualités c'est vrai, à commencer par celle d'être aux antipodes d'une bonne part du cinéma français actuel (cela dit, comme je ne me donne même pas la peine d'y aller, je ne vais pas m'étendre). Mon problème c'est l'image qui est donnée des enfants: est-ce qu'on est vraiment comme ça à dix ans? J'ai de l'expérience avec les enfants mais je n'ai pas retrouvé grand-chose de ce que je connaissais dans le film. Après, si Céline Sciamma a voulu montrer une image différente d'eux, moins cliché, c'est un choix. Personnellement j'ai eu l'impression pendant 1h20 d'entendre des dialogues et des idées de jeunes de 15/16 ans dans la bouche d'enfants qui font des batailles d'eau et jouent à Action-vérité comme tous les enfants de leur âge. D'accord, apparemment on devient adulte de plus en tôt aujourd'hui, mais quand même.
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