Deuxième trimestre 2011 (1/3) : En haut
Naissent peu à peu de cette historiette une sourde tension et un simili-suspense (on tremble à chaque seconde aux côtés de Laure à l'idée que son subterfuge soit révélé) qui maintiennent notre attention et évitent à Tomboy de se cantonner à une image ''rose bonbon'' de l'âge tendre, entre innocence excessive et absence totale d'enjeux. La réalisation, en mouvement permanent, sait aussi s'extirper de l'horizon ''téléfilm France 3 Limousin'' qui la menace pour établir de véritables propositions de cinéma, notamment à travers l'utilisation heureuse de l'appareil photo Canon 5D. Encore plus maîtrisé que chez Quentin Dupieux (qui s'y est essayé sur son Rubber) car ne recherchant jamais l'esthétique pour l'esthétique (c'est aussi l'avantage de Tomboy sur Naissance des pieuvres), ce dispositif technique très léger épouse parfaitement les franges d'une parenthèse enchantée et enchanteresse, partagée entre les contours cotonneux du rêve éveillé (les scènes de nature ou d'intérieur entre les deux jeunes surs) et le dynamisme d'une soif d'aventure (les scènes de foot ou de bagarre, splendide ballet des corps). Le plus beau moment du film, danse endiablée sur un morceau de pop aérienne, réunira même ces deux tendances dans un moment de grâce absolue, en apesanteur. Face à Zoë Héran, la craquante Malonn Lévana révèle un bagout digne d'Arletty sous ses dehors trompeurs de petite princesse sage. Mathieu Demy et Sophie Cattani (déjà repérée en mère, cette fois indigne, dans le tétanisant Je suis heureux que ma mère soit vivante) sont l'incarnation parfaite de figures paternelles très loin des clichés psychodramatiques du genre. En bref, Tomboy semble réussir quasiment tout ce qu'il entreprend. Le seul (petit) regret concernera sa durée trop courte (1h20) qui l'empêche peut-être d'accéder à un autre niveau et le contraint à un dénouement expéditif et étrangement prévisible (le bizutage cruel du ''monstre'' par les autres gamins). Pourtant, même avec un script aussi resserré, Sciamma sait parfaitement ce qu'elle veut et va au bout de ses idées, un peu à la manière des frères Dardenne, quoique dans un registre nettement moins âpre. Et parvient sans peine à surpasser nombre de ''grands films'' supposés qui s'emploient surtout à montrer leurs muscles sans rien apporter au shmilblick. C'est dire si, après cette deuxième uvre à la fois limpide et impressionnante, on attend la suite avec impatience.
La solitude des nombres premiers
Le cinéma italien contemporain n'est peut-être plus le meilleur du monde mais figure parmi les plus passionnants. Consciente de se construire sur les cendres d'un néo-réalisme jadis triomphant mais aujourd'hui éteint, une nouvelle vague de réalisateurs tente de proposer du nouveau, reprenant aussi bien qu'explosant ses influences (et dans le film qui nous occupe, c'est la présence impériale d'Isabella Rosselini qui vient assumer cet héritage), comme une relecture radicale et baroque de sa propre conscience historique, politique et humaniste. Mouvement et inventivité y sont les maîtres mots, même si leurs films sont en quelque sorte condamnés à être inégaux. On recensera parmi cette frange des auteurs comme Luca Guadagnino (Amore), Paolo Sorrentino (Il divo) ou encore Marco Bellochio (le sublime Vincere), cinéastes de l'excès dont les essais, parfois hasardeux, témoignent tout de même d'une rage et d'une vitalité revigorantes. Il conviendra désormais d'ajouter Saviero Constanzo qui présente ici une adaptation audacieuse d'un best-seller générationnel et adulé, La solitude des nombres premiers, dont il malmène sans complexes les codes et la structure linéaire. Une infirme et un surdoué à demi autiste, tous les deux victimes d'un traumatisme infantile, forment une paire d'exclus de la société et tentent lentement de s'apprivoiser l'un l'autre. Constanzo choisit de mélanger les époques et d'éparpiller les récits, dans un chassé-croisé à la Inarritu qu'on aurait passé au shaker. Les lecteurs du roman feront plus d'une objection, mais côté cinéma on est servi : au-delà de l'effet d'épate, le film crée surtout un effet de suspense (quelle tragédie les personnages ont-ils vécue?) qui donne à cette histoire déprimante l'intensité qui aurait pu lui manquer.
uvre à l'esthétique très affirmée, La solitude... fait ouvertement référence au giallo et au cinéma d'Argento : couleurs saturées, musique atmosphérique, intermèdes au bord de l'horreur... Contre toute attente, ces partis-pris terroristes dépassent largement l'exercice de petit malin et s'avèrent très pertinents pour traiter du malaise adolescent, son thème central. Monstruosité des corps en mutation et des êtres sans pitié (scarification, accidents de ski, humiliations collectives), angoisse et dépression, fantasmes morbides et fantasmes sexuels : autant d'éléments d'une grande vérité, qui trouvent ainsi un parfait écrin et participent à la représentation fidèle (et jamais idéalisée) de l'âge ingrat, celui où l'homme-enfant se ''fait des films'' dans son coin et échoue à s'intégrer au monde. Le long-métrage bénéficie de surcroît d'un pic d'intensité absolument phénoménal en son milieu, entrecroisant les drames et les temporalités dans une transe frénétique, sur le rythme d'une musique techno et d'un montage d'orfèvre qui accusent d'une grande maîtrise technique. L'édifice du film aura d'ailleurs un peu de mal à se relever de ce morceau de bravoure, et c'est son léger problème, l'éternel problème de ce cinéma-là : son flagrant déséquilibre. Début déroutant, milieu en apothéose, retombées d'intensité du dénouement, le jeu de montagnes russes nous empêche de ''rentrer'' tout à fait dans l'histoire de ces personnages opaques, de nous identifier à eux, d'accéder à toute l'émotion requise. Luca Marinelli, paupières lourdes et regard noir, visage de vampire (on pense parfois au film danois Morse), parvient tout de même à faire passer quelque chose de cette ''solitude'' d'un être condamné à rester trop unique le titre est vraiment magnifique. Malgré ces réserves, La Solitudine dei numeri primi s'affirme comme l'un des films les plus intéressants du moment, expérience à la fois sensorielle et intellectuelle extrêmement stimulante et quasiment aboutie. Quand on voit le genre de fade soupe consensuelle qu'on nous sert habituellement (en particulier dans le cinéma français), cette audace-là est tout sauf négligeable.
La dernière piste
Si on prend le terme de ''western'' dans son sens le plus littéral soit, grosso modo, un film ''qui se passe sur les terres de l'Ouest'' à l'époque de la conquête coloniale , alors La dernière piste est effectivement un pur western. Même l'histoire qu'il conte est véridique : au milieu du XIXe siècle, une poignée de prospecteurs se perd dans les étendues arides de l'Oregon en pensant prendre un ''raccourci'', celui de Stephen Meek, guide vraisemblablement aussi doué et honnête que les ''coureurs des bois'' de l'Or du Québec (oui, la BD des Tuniques Bleues). La fatigue, le manque de ressources et d'eau, la menace indienne achèvent d'éclater la solidarité déjà fragile du groupe. C'est dire si ce Meek's cutoff, s'il semble d'abord revendiquer son allégeance au genre classique (tous les ingrédients y sont : les grands espaces, les caravanes, les pétoires, les Indiens), s'en écarte très rapidement au profit d'une épopée minimaliste et sans gloire. Presque un ''anti-western'' dans sa forme et dans son esprit, le long-métrage de la réalisatrice Kelly Reichardt, l'une des dernières grandes représentantes du cinéma indépendant américain actuel (le vrai, pas celui de Jason Reitman), semble reprendre à l'envers le schéma des fresques triomphalistes d'un John Ford, en le mettant à nu et le dépouillant de son faste, pour le présenter sous sa facette de médiocrité et d'échec. Les personnages ne savent pas quoi faire, où aller, aveuglés par leur méconnaissance des lieux et par leurs propres préjugés racistes (la capture de l'Indien). De surcroît, histoire d'appuyer sa différence envers un genre très ''masculin'', La dernière piste fait la part belle aux femmes, en particulier à l'étonnante Michelle Williams (qui n'en finit pas de monter en puissance depuis Le secret de Brokeback Mountain), laquelle reprend les rênes de l'aventure devant l'incapacité des hommes, lâches (l'éternel rôle de Paul Dano), stupides (beau contre-emploi de Bruce Greenwood dans le rôle de Meek) ou désengagés (Will Patton en mari démissionnaire).
Donc, une réécriture ironique (le titre original, Meek's cutoff) et auteurisante du ''Go to West''? Pourquoi pas, mais si tel était le dessein de Kelly Reichardt (ce qui reste à prouver), il n'en serait pas moins lourdaud. Encore une fois, cet enjeu un peu facile s'efface rapidement au profit d'un autre, à la fois moins théorique et encore plus abstrait : une simple quête (de l')Absurde, une avancée vers nulle part, soit, ni plus ni moins, une métaphore de la vie. Ainsi La dernière piste, tout en demeurant solidement ancré dans son contexte historique, sait s'en extraire dans une série d'images indéfinissables, en suspension, et atteindre sinon à l'universel, du moins à la métaphysique. A la manière de Gerry, autre odyssée hiératique tournée dans les mêmes lieux, que certains plans du film sembleraient presque citer. Pourtant, moins poseur et moins agaçant que l'exercice de style de Van Sant, le film de Reichardt s'avère aussi plus fascinant, malgré quelques inévitables plages d'ennui. Les enjeux, d'abord énormes (plus ou moins conquérir le monde), se rétrécissent progressivement au profit d'un récit de survie sans afféteries, travaillé par une indicible angoisse et un non-sens persistant. Proposition d'autant plus intéressante qu'elle vient après celles de Peter Weir (The Way Back) et de Jerzy Skolimowski (Essential killing), sur une même base de fiction mais dans des registres totalement opposés. Le moindre geste, le plus quotidien ou le plus codé qui soit (préparer un dîner, recharger un fusil, transporter une roulotte) est rendu à sa lenteur, magnifié par une caméra à la fois précise et virtuose, une lumière à la fois réaliste et esthétique plusieurs plans larges, entièrement dévolus à la contemplation d'une rêche et majestueuse Nature, rappellent le Terrence Malick des années 70. Musique et mise en scène, très soignées, se mettent au diapason d'une vision de cinéma suffocante qui provoque le rejet autant qu'elle captive, presque malgré nous. L'expérience est peu aimable, sera sans doute peu aimée et peu suivie (c'est le genre de film qui restera plutôt confidentiel), mais suffit à faire de Meek's cutoff un objet d'une belle singularité et d'une singulière beauté, que l'on a envie de défendre contre vents et marées.