A serious man : Asphyxie

Publié le par fredastair

Working Title Films

A serious man, de Joel et Ethan Coen (2009), avec Michael Stuhlbarg, Sari Lennick, Richard Kind, Fred Melamed, Aaron Wolff, Adam Arkin, George Wyner, Amy Landecker...


 C'est toujours la même chose avec les frères Coen : la planète ciné entière s'est mise d'accord pour les qualifier de génies et les barder des prix les plus prestigieux (une Palme d'or par ci, un Oscar par là), mais il y a dans leurs films un grain de sable, un petit quelque chose qui nous empêche d'être complètement emballé. Leur talent et leur maîtrise sont aussi évidents que le nez de Lebowski au milieu de sa figure : le nier serait aussi niais que la galerie de crétins qui orne leur filmo (Ladykillers, O'Brother, Burn after reading...). Et pourtant, quelque chose coince, voire irrite dans leur propos, leur petite mécanique d'horloger, leur distance ironique (qui confine à la sécheresse), leur facilité ricanante (qui frôle le jeu de petit malin). Manque de vie, manque d'âme peut-être. Comment, en ce cas, peut-on éprouver un plaisir sans frein à ce que tout le monde sacre immédiatement comme « chefs-d'œuvre »? Ce n'est pas faute d'essayer, pourtant, et si les Coen frôlent parfois ce nirvana (No country for old men, leur diamant noir), ils ne l'atteignent jamais vraiment complètement, même dans les prétendus sommets de leur carrière (The big Lebowski, Barton Fink), produits un peu vains et satisfaits d'eux-mêmes.

Ethan Coen et Joel Coen. StudioCanal

les réalisateurs Ethan et Joel Coen

Michael Stuhlbarg. StudioCanal

   En un sens, le paradoxe achève de rendre les deux cinéastes très intéressants. Et ce n'est pas A serious man qui va mettre fin à cette contradiction, bien au contraire : s'ils s'extirpent (temporairement) du film de genre qui fit leur gloire, Joel et Ethan Coen livrent ici l'une de leurs oeuvres les plus abouties, ayant trouvé, dans cette chronique simple d'un homme simple, une miniature permettant de concentrer leurs effets pour leur donner plus d'impact. La quintessence de leur art, en somme. Leur anti-héros, Larry Gopnik, n'est qu'un modeste prof de mathématiques, plongé dans la religion juive jusqu'au cou, dont la petite vie réglée est chamboulée par une série de grosses tuiles : sa femme Judith demande le divorce pour batifoler avec son meilleur ami, son fils Danny fume de la marijuana, son voisin veut empiéter sur son jardin, son frère Arthur squatte la maison et se fait arrêter par les flics pour escroquerie, un étudiant chinois en échec le menace de le traîner devant les tribunaux pour diffamation, la Mort frappe près de lui sans crier gare... Une suite de micro-catastrophes qui grossissent, grossissent sans que Gopnik n'y comprenne rien : après tout, il est "a serious man", un brave type et un bon juif qui n'a jamais fait de mal à personne... Contrairement à beaucoup de films des Coen, creux sous leur enveloppe frimeuse, A serious man est gorgé de sens, et c'est une très bonne nouvelle. A l'image de sa curieuse séquence introductive (un conte juif sur un "dibbouk", autrement dit l'esprit d'un défunt), le film est une sorte de parabole, une petite histoire quasi-biblique à valeur d'exemple, à la fois très simple et extrêmement complexe, qui nous dit quelque chose de fondamental sur le monde. Larry Gopnik cherche des explications à cette pluie de châtiments, à ce torrent qui s'abat sur lui aussi impitoyablement que les sept plaies d'Egypte (le film s'ouvre sur la neige tombante, présage funèbre complété de la maxime du livre de Job : « accepte avec simplicité tout ce qu'il t'arrive »). Et, bien évidemment, il n'en trouvera aucune, que ce soit dans la culture juive dans laquelle il est profondément enraciné (la visite régulière des rabbins) ou dans sa logique purement mathématique (un acte a TOUJOURS des conséquences).

   Le sens de la vie pour 9$99? (soit, à peu près, le prix d'un ticket de cinéma) Loin de là, et c'est la plus grande et la plus profonde qualité de A serious man que de ne rien résoudre : la seule vérité qu'on entendra ici, c'est qu'il n'y a pas de vérité, le monde absurde se déroule sous nos yeux sans qu'on puisse y changer quoi que soit ni qu'on parvienne à percer ses plans. Le générique de début, virtuose, prend des dimensions énormes, démesurées en apparence, mais n'est que la vue subjective et microscopique d'un écouteur diffusant Somebody to love, de Jefferson Airplanes : un peu comme si l'Humanité, toujours en quête de réponses, ne pouvait pas recevoir de "message" plus signifiant que celui d'un tube pop (on est dans les années 60). Le dénouement, brutal et ouvert, peut apparaître ouvertement bâclé, comme très souvent d'ailleurs chez les Coen (Burn after reading, pour ne citer que le plus voyant) ; mais bien au contraire, il agit comme un couperet, d'une violence tétanisante, et nous laisse sur un formidable KO (et chaos). Entre ses deux extrêmes, vers son milieu, le film contient une très belle séquence, sur le fil de l'abstraction : Larry, sous les suppliques express de son fils, va sur le toit pour réparer une antenne télé ; ce qui aurait pu être une élévation spirituelle n'est que l'ascension au faîte d'une pauvre maison de banlieue pavillonnaire, où Larry ne perçoit aucune "onde" divine, si ce ne sont les ondes indéchiffrables et brouillées de sa télévision ; il y a dans cette scène une expression saisissante et admirable du vide, du silence, de l'absurdité de l'humain, aussitôt rattrapé par des considérations vulgaires (mater sa voisine toute nue) puis aussitôt foudroyé par la colère de Dieu (Larry chope un coup de soleil terrassant). Pas étonnant que cette image constitue l'affiche de A serious man : elle résume absolument tout le film.

Richard Kind. StudioCanal     Sari Lennick et Jessica McManus. StudioCanal

Michael Stuhlbarg et Fred Melamed. StudioCanal

    Mais le métrage des Coen n'est pas un court-métrage, on est bien d'accord, et le supplice christique parodique de Gopnik enfle pendant plus de deux heures. A serious man et sa mise en scène impec enchaînent les micro-séquences tragi-comiques et les personnages burlesques comme des perles, avec la constance et la perfection glaçante du métronome. Le film est souvent très drôle (voire très très drôle), et certaines figures caricaturales sont franchement à se tordre : Sy Ableman, le faux ami insupportablement mielleux ; l'étudiant coréen au parler hasardeux ; le voisin belliqueux adepte de la chasse ; le jeune rabbin béat d'amour... Judicieusement choisis parmi un festival de "tronches" impayables, ils déclenchent des discussions casses-têtes, très bien dialoguées, étirées et volontiers hilarantes. Le problème, c'est justement que cette mécanique s'étire, s'étire au-delà du raisonnable, jusqu'à la plus complète asphyxie. Certes, c'est bien le but visé par les Coen, à travers la visée subjective de Gopnik : transmettre l'asphyxie, l'angoisse existentielle de leur personnage. Et en effet, il y a quelque chose de proprement terrifiant dans cet humour à froid désespéré. Mais la distance ironique avec laquelle les cinéastes s'acharnent sur Gopnik, sans jamais lui offrir une seule porte de sortie, toujours ricanants, toujours sûrs de leurs effets virtuoses, achève de rendre leur film complètement antipathique. Toujours le même problème, on le répète : si on admire sincèrement la maîtrise des Coen, on n'adhère franchement pas à leur point de vue surplombant de petits malins (ils sont finalement les seuls "dieux" de leur créature Gopnik, et jouent avec son destin comme avec une marionnette). On a pu lire ici ou là, entre deux louanges, que A serious man était le film le plus humain des frères Coen, celui où ils faisaient le plus preuve d'empathie envers son personnage. Mais d'empathie, il n'y en a pas un gramme dans le film : si on éprouve un semblant de compassion envers Gopnik, c'est uniquement grâce à son interprète Michael Stuhlbarg, parfait inconnu et acteur formidable, capable d'apparaître beau et laid à la fois, séduisant et pataud, constamment pathétique : toute la détresse poignante du personnage se transmet par les yeux du comédien, bien plus que par les effets de mise en scène. L'homme, chez les Coen, n'est jamais vraiment fouillé mais ne reste qu'une surface, l'élément d'un tout, au mieux un rouage dans une grande machinerie, celle de leur récit ; ce qu'illustre parfaitement la bande-annonce du film vue partout sur le web, où les dialogues et situations s'enchaînent, vidées de leur substance, pour ne plus rien laisser voir et entendre qu'une suite déshumanisée d'images et de sons, une petite musique infernale n'aboutissant que sur une question sans réponse ("-I need help!  -The rabbi is busy.  -He didn't like busy!  -He is... thinking.") Il y a bien plus d'humanité dans, mettons, un No country for old men (les personnages de Tommy Lee Jones et de Kelly MacDonald, bouleversants, en étaient les exemples les plus éclatants) que dans ce jeu de massacre, qui, tout jouissif qu'il peut être parfois, nous file un franc malaise. Peut-être parce que, dans No country, les Coen adaptaient Cormac McCarthy alors qu'ici, ils se reposent sur un scénario original...?

    Les petits trucs de mise en scènes des deux frangins, s'ils délivrent quelques très bonnes séquences, sont parfois au bord de l'artificiel (l'histoire du dentiste), voire y plongent carrément (la bar-mitzva du fiston défoncé, assez interminable). La conséquence, nocive, n'en est que plus évidente : le film traîne en longueur de manière pénible, tant et si bien que le dénouement, par ailleurs excellent, agit presque comme une délivrance. Dans d'autres cas, cette asphyxie glacée, très "kubrickienne", serait plutôt un compliment, mais dans le cas de A serious man, elle est à double tranchant : trop de sophistication et pas assez de vie dans ce cinéma-là. Et pourtant, la paradoxe est sans fin (comme dans l'existence!) : plus on repense au film, plus on se dit que, quand même, on aura bien rigolé.

Michael Stuhlbarg et Adam Arkin. StudioCanal

Richard Kind. StudioCanal



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P
A propos de Tarantino...Je te suis parfaitement, j'enfoncerais même le clou. "Inglourious" m'a sidéré par sa médiocrité, son recours maladif à la citation qui confine au non-cinéma... J'adorais "Kill Bill", mais Tarantino se repose sur des lauriers que je cautionne peu. La machine à illusion atteint avec lui des sommets de lâcheté dérangeants... Il faudrait peut-être plus de galons à Tarantino pour s'estimer grand chef, parce qu'il joue encore comme un sale gosse tout à fait vain...
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C
Belle et intéressante critique. <br /> Pour ma part je partage entièrement l'opinion que tu exprimes dans le premier paragraphe, et ... je m'en serais tenu là pour A serious man. <br /> Je me suis ennuyé durant le film, et la salle n'a pas ri une seule fois, je confirme. Qu'on doive rire "rétrospectivement" comme toi, ou "laissé décanter plusieurs jours" comme mymp pour trouver un intérêt au film est quand même symptomatique et confirme ce que je pense depuis Barton Fink : les Coen font des films que les critiques aiment intellectualiser. <br /> Autres arguments dans ce sens : en lisant plusieurs critiques sur les blogs on constate que chacun y va de sa petite interprétation pour telle ou telle scène. Deux façon de voir : c'est de l'art, c'est sympa, chacun voit midi à sa porte, etc où .... est ce que les Coen ne savent pas exactement ce qu'ils veulent dire ? <br /> Les frères Coen et Tarantino versent dans l'onanisme cinématographique, un petit peu plus de film en film.
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F
C'est vrai que cette approche "ironique" est préférable à la sensiblerie faux-cul (sauf si elle tourne au franc cynisme). Pour le cas des frères Coen, leur cinéma est tellement précis, tellement particulier, tellement immédiatement reconnaissable qu'il n'y a que deux choix : ça passe ou ça casse, on adore ou on déteste. Je suis quelque part entre les deux : un peu admiratif, un peu dubitatif. <br /> <br /> Tarantino aussi fait partie de ces cinéastes pour qui "ça passe ou ça casse". Je suis un fan absolu de "Pulp Fiction" et surtout de "Kill Bill" : là sa mécaniqe se dotait d'enjeux, était au service d'une véritable histoire (la vengeance puis la rédemption d'Uma Thurman) et atteignait des sommets. Mais dans ses deux derniers films, l'artifice reprend le dessus car il n'est au service de rien, ou de pas grand chose. De la virtuosité un peu satisfaite, parfois très drôle (Brad Pitt dans "Inglourious Basterds"), mais une vibration un peu absente. Tarantino peut mieux faire... je garde tout de même confiance.
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M
Très bonne analyse de l'ensemble du film. A serious man m'a paru aussi, au premier abord, ennuyeux et "asphyxié". Puis j'ai laissé décanté plusieurs jours et en y repensant et en écrivant sa critique, cela m'a paru tellement accessoire comme reproche par rapport à la force du film (scénario et mise en scène) que je n'y ai même plus pensé.<br /> <br /> En revanche, je serais moins sévère envers l'œuvre des deux frères. C'est justement cette "mécanique d'horloger", cette "distance ironique", qui permettent ces visions absurdes de l'homme empêtré dans ses propres échecs. Parler de la fatalité avec détachement et "ricanement", c'est tout de même mieux que ces films qui s'abreuvent de misérabilisme et de fausses émotions pour évoquer la tragédie du destin. Là au moins c'est drôle et pas du tout hypocrite.<br /> <br /> Dernier point : "produits un peu vains et satisfaits d'eux-mêmes". Là du coup je ne pense absolument pas aux frères Coen, mais plutôt à Tarantino. Tu as parfaitement résumé le personnage et ses derniers films !
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P
C'est long cet article, mais vous avez de la chance que des masos vous tombe dessus. Et pas pour rien, puisque je suis d'accord avec l'ensemble de vos remarques, j'ai bien dit l'ensemble, même si ce manque de vie, qui m'avait presque gêné au départ chez les Coen -dont j'ai encore vu peu de films- n'entame en rien leurs qualités, et peut-être rend l'exercice plus attrayant. Je ne suis pas porté sur l'empathie, les films que je préfère sont souvent froid, ironique, parfois austère. En ce sens, pas de surprise, "A serious man" m'a parfaitement convenu ; avec "In the air" vu dans la foulée, ce film m'a donné le sentiment qu'un cinéma comique alternatif existait encore.<br /> <br /> S'il y a un problème chez les Coen, c'est lorsque leur artillerie se frotte au grand-public, essaie de faire le grand écart ; souvenez-vous de "Ladykillers", c'était un film à l'humour bien gras, mais la grossièreté était une tâche au milieu d'un environnement sans aspérités (sous "anesthésie"), et au lieu de ne ressembler à rien ça ressemblait à une fausse comédie de beauf et un vrai film d'auteur qui rataient leur mariage. <br /> Mais pour "Big Lebowski", là justement, ça fonctionne à merveille. Le grand écart est tenu. Et puis, THE DUDE !
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